Source: retrouvez l'article d'Audrey Minart sur le site Les Influences
Psychologue clinicienne et psychanalyste,
reconnue pour son expertise en matière de souffrance au travail, Marie
Pezé alerte sur une organisation du travail de plus en plus pathogène
C’est en travaillant dans un service de chirurgie réparatrice que la
psychologue clinicienne et psychanalyste Marie Pezé (1951) a commencé à
faire le lien entre travail et souffrance psychique. « Petit à petit,
on nous a envoyé des caissières, des secrétaires, victimes d’accidents
du travail… Très vite, j’ai constaté une lassitude et un épuisement dans
des corps de métiers dont les tâches ne justifiaient objectivement pas
cet état. » Nous sommes dans les années 1990. Les Troubles
Musculaires Squelettiques (TMS) commencent à être évoqués, mais la
souffrance psychique liée à l’activité professionnelle est encore bien
loin d’être au cœur des préoccupations.
La première consultation sur la souffrance au travail, c’est elle
qui l’a créé en 1997 au sein du Centre d’Accueil et de Soins
Hospitaliers (CASH) de Nanterre. Depuis, si celle-ci a disparu, 35 ont
vu le jour en France. Elle a également co-fondé, avec le professeur
Christophe Dejours, une formation pluridisciplinaire au CNAM
(Conservatoire national des Arts et Métiers). Intitulée le « Certificat
de spécialisation en psychopathologie du travail », elle est ouverte aux
membres des CHSCT, aux juristes, et aux cliniciens de terrain. « Nous avons gagné la bataille des mots, sourit-elle. Nous
sommes sortis alors de la naturalisation… Il ne s’agit pas d’un
problème de personnes, spécifiquement fragiles ou bourreaux, mais bien
d’une organisation du travail problématique. » Comment expliquer
l’explosion de ces troubles, et de leur prise en compte dans les médias
et par les pouvoirs publics, depuis une vingtaine d’années ? Pour Marie
Pezé, c’est l’intensification du travail qui en est à l’origine. « Il
ne faut pas oublier que les Français, s’il ne travaillent que 35 heures
par semaine, occupent la 3e place mondiale en termes de productivité
horaire. »
« En état de stress post-traumatique »
Plus qu’une lassitude et un épuisement chez de « simples »
secrétaires ou caissières, la psychologue a repéré chez ces
professionnels le même « tableau clinique », que celui caractérisant
l’état de stress post-traumatique d’anciens soldats. La faute, selon
elle, aux nouvelles formes du travail et aux stéréotypes des managers
français. « Ils croient que les salariés doivent être
disciplinarisés : ‘Il ne pense qu’à ses congés, il faut donc le
secouer.’ Pourtant, de nombreuses études ont montré que ceux-ci
souhaitent vraiment faire du bon travail. » La sociologue et
directrice de recherche au CNRS, Danièle Linhart, que cite régulièrement
Marie Pezé, évoquait le concept de « précarité subjective ». Un
état entretenu par les techniques actuelles du management, qui
cherchent à déstabiliser, à mettre le salarié dans une situation
inconfortable. Un salarié par ailleurs trop mal informé.
C’est pour remédier à cela, et au manque de mise à disposition des
informations adéquates par les pouvoirs publics, que la psychologue a
créé son site « Souffrance et Travail ». Y figurent notamment les
techniques de management pathogènes : surutilisation du lien de
subordination (tutoyer sans réciprocité, injures en public, utilisation
de l’entretien d’évaluation à visée de déstabilisation émotionnelle…),
surutilisation des règles disciplinaires (répartition inégalitaire de la
charge de travail, stigmatisation publique d’un ou plusieurs salariés
devant le reste de l’équipe…), etc. Ces techniques ont d’autant plus de
conséquences aujourd’hui que la crainte de perdre son emploi est
extrêmement répandue, dans un contexte de crise qui dure depuis plus de
30 ans. « Certains manuels de management évoquent clairement le
recours à la séduction ou à la peur pour persuader les salariés de faire
plus. » Sans compter les modes d’organisation de certaines entreprises clairement dangereuses… « Le
‘time-to-move’ de France Télécom et ses mobilités forcées ont provoqué
chez certains salariés la traversée des cinq fameuses étapes du deuil… » (le choc/déni, la colère, le marchandage, la dépression, et enfin l’acceptation, selon Elizabeth Kübler-Ross, ndlr)
« Elle voulait se tuer pour pouvoir enfin dormir »
Quand on lui demande quels patients l’ont tout particulièrement
marquée, Marie Pezé se souvient d’une secrétaire, en « burn out »
avancé, salariée d’une entreprise américaine. « Elle voulait se tuer
pour pouvoir enfin dormir. Quand je l’ai rencontrée, elle s’était déjà
renseignée sur les horaires des trains pour pouvoir se jeter sur la
voie. Sa voix était atone, sans affect… Mais tous mes patients m’ont
marquée. » Décompensations psychiques, accès de violence… Tout au
long de sa carrière, la psychologue a observé des pathologies plutôt
graves, et directement liées au travail. « Ce sont généralement les
salariés les plus structurés, les ‘salariés-sentinelles’, qui sont le
plus touchés par cette organisation du travail qui pousse toujours au
‘plus vite’. » Quelles sont les caractéristiques de ceux qui s’en sortent ? « Ce sont les plus rapides… Mais ils sont vite "crâmés". »
Une situation d’autant plus inextricable que la démission n’ouvre pas
de droits au chômage. D’un côté le harcèlement, de l’autre les risques
d’exclusion, comme deux parties d’une même « mâchoire » qui se referme
sur les salariés.
Face à cela, la méthode psychanalytique doit être écartée selon Marie Pezé : « Quand
une personne consulte alors qu’elle rencontre de grandes difficultés
professionnelles, on ne va pas évoquer l’Œdipe ! Il faut nous décoller
de l’histoire personnelle, car nous risquons de les maltraiter avec
cette technique. Ces personnes-là sont en apnée, constamment sous
cortisol (hormone du stress, ndlr). Il faut les considérer comme étant victimes du système, et appliquer des techniques spécifiques. » Celles de la psychopathologie des violences collectives, plus précisément.
" Les bonnes volontés sont partout… Mais les stéréotypes subsistent, autant du côté des employeurs que des salariés, et des syndicats "
Ironie du sort, Marie Pezé connaît d’autant plus son sujet
aujourd’hui qu’elle a elle-même été licenciée en 2010 du CASH de
Nanterre. Atteinte d’un handicap, sur lequel elle préfère visiblement
rester discrète, elle n’a jamais obtenu les adaptations de postes
demandés. Un refus lié à un plan d’économies, et qu’elle a très mal
vécu. Aujourd’hui, la simple idée de retourner dans ces lieux provoque,
chez elle, des symptômes similaires à ceux qu’elle avait précédemment
observé chez certains de ces patients. Les phobies, notamment.
« Les bonnes volontés sont partout… Mais les stéréotypes
subsistent, autant du côté des employeurs que des salariés, et des
syndicats. Pourtant, nous avons d’excellents psychologues cliniciens,
une école d’ergonomie reconnue au niveau international. Par ailleurs,
d’excellents rapports parlementaires ont vu le jour… pour finalement
n’aboutir à rien. » Et de citer le « Rapport Copé », publié en 2009,
l’un des travaux parlementaires auquel elle a eu l’occasion de
participer. Une « littérature grise » ou « littérature d’experts »
jamais utilisée. « Le passage du verbe à l’action n’existe pas en France. C’est un énorme gâchis. » Mais elle reste non loin de la ligue de front de la guerre économique, et de ses têtes cassées de la crise.
Repères :
Marie Pezé est auteur de plusieurs ouvrages
sur la souffrance au travail : « Ils Ne Mouraient Pas Tous Mais Tous
Etaient Frappés », qui a donné lieu à un documentaire, et « Travailler à
armes égales » en 2011. Quelques éléments biographiques sur le site
Souffrance et Travail :
Pour une définition de l’état de stress post-traumatique :
http://www.vulgaris-medical.com/encyclopedie-medicale/nevrose-traumatique-etat-de-stress-post-traumatique
Connaître les techniques de management pathogènes :
http://www.souffrance-et-travail.com/infos-utiles/questions-importantes/techniques-management-pathogenes/
Portrait de Marie Peze : http://www.telerama.fr/monde/marie-peze-continue-le-combat,70677.php
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