Quelques extraits (lire l'entretien dans son intégralité sur le site laviedesidees.fr) très éclairant sur le monde du travail:
Du taylorisme au management moderne,
les modèles d’organisation du travail ont toujours cherché, selon
Danièle Linhart, à déposséder les salariés de leurs savoirs
professionnels. Cette dépossession dans le travail est aujourd’hui
également subjective, ce qui la rend très difficile à combattre.
Sociologue,
Danièle Linhart est directrice de recherches émérite au CNRS, membre du
laboratoire GTM-CRESPPA UMR-CNRS-Universités de Paris 8 et Paris 10.
Elle est l’auteure de nombreux ouvrages sur le monde du travail dont L’Appel de la sirène, ou l’accoutumance au travail (Sycomore, 1981), Le Torticolis de l’autruche. L’éternelle modernisation des entreprises françaises (Seuil, 1991) et La Comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale
(Èrès, 2015).
"Avec du recul, j’ai compris que le modèle de modernisation managériale reposait sur une stratégie qui s’était vraiment mise en place à la fin des années 1970, l’individualisation. On en retrouve une analyse très fine dans Le Nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve Chiapello. Cette orientation individualiste était difficile à combattre, par les syndicats et par les salariés eux-mêmes, qui pensaient qu’il fallait en passer par là pour aboutir à un monde du travail où ils pouvaient être plus responsabilisés, plus considérés, plus reconnus... C’est là également que j’ai vraiment compris l’importance des collectifs dans ce qu’on appelle la gestion de la souffrance."
"Pour moi, la place du travail est restée totalement fondamentale et la socialisation ne peut pas se passer convenablement sans le travail. C’est là qu’on devient un citoyen, avec des droits et des devoirs, que l’on a un sentiment de légitimité, sa place dans la société. La place du travail est certainement encore plus importante aujourd’hui parce qu’il y a eu une dérive du contenu et du rôle du travail. Il n’est plus simplement le lieu de la légitimation mais également le lieu de la valorisation de soi, d’un point de vue narcissique. C’est là qu’on est sensé s’éprouver, se réaliser, s’épanouir, faire ses preuves, montrer qu’on est bon et meilleur que les autres.[...] Maintenant, la personne est seule et pense qu’elle doit faire ses preuves. Elle a tendance à intérioriser les difficultés comme un échec personnel. "
"Il faut effectivement que cette autonomie soit bordée par des méthodes standard, des méthodologies, des critères, des process, des procédures. Mais comment fait-on pour obliger des gens qui sont un peu libres à appliquer ces méthodes standard ? C’est là que la précarisation subjective intervient pour justement déposséder les salariés de leurs savoirs, de leurs métiers, de leurs expériences, de leurs collectifs, de tout ce qui les rassure et qui met de la sérénité dans le travail. On les en prive par le changement permanent puisqu’à partir du moment où tout bouge constamment, ils perdent leurs repères et sont précarisés subjectivement. Même s’ils ont des emplois stables, ils sont obligés d’aller chercher les « bonnes » procédures, les « bonnes » pratiques. Ils y sont obligés car ils ne maîtrisent plus rien. La précarisation subjective, c’est justement reconstruire un sentiment de vulnérabilité identique à celui des précaires chez ceux qui ne le sont pas. On les déstabilise pour qu’ils se raccrochent aux codes. [...] les salariés se tournent alors vers ces pratiques, ces procédures, ces méthodes qui ont été mises au point par des experts qui ne connaissent pas les métiers et sont absolument indifférenciées quel que soit le secteur. Mais les gens acceptent parce qu’ils ont un profond sentiment de précarité, d’impuissance, d’absence de maîtrise de leur travail. Du coup, il y a une perte de sens parce que ce n’est plus le sens de leur travail, selon les règles de leur métier, selon leur expérience, selon ce qui les amenés à vouloir être les professionnels qu’ils sont, mais c’est une espèce de logique managériale qui les conduit. "
"Il y a une grande différence entre le travail prescrit, ce que les gens sont censés faire d’après les organigrammes, d’après les prescriptions de travail, d’après les modes opératoires et ce qu’ils font en réalité, tout simplement parce que les modes opératoires ont été conçus par des ingénieurs dans les bureaux. Il y a donc une dimension abstraite par définition, puisque ce n’est pas sur le lieu de travail que ça se conçoit, et toujours une relative inopérationnalité de cette prescription par rapport aux aléas du travail concret. Quand on travaille, ce n’est jamais comme on l’imagine. On ne peut pas anticiper tous les aléas, les dysfonctionnements, les imperfections, les surprises qui sont la réalité du travail quotidien."
"Les gens sont toujours dans ce qu’Yves Clot appelle à juste titre « le travail empêché » : ils ne peuvent pas faire ce qu’il faut pour être efficaces parce qu’ils n’ont pas la possibilité de peser sur la définition du contenu de leur travail et de son environnement. C’est la résultante de cette logique de « la seule bonne manière ». [...] C’est le drame actuel dans le monde du travail : les personnes y sont confrontées seules et sont en plus mises en cause dans leur personnalité, dans ce qui les spécifie, dans leur identité."
Parmi les thèmes abordés, on retrouve:
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