Dépressions, burn-out, suicides… : les symptômes de la
souffrance au travail, identifiés par les sociologues depuis vingt ans,
se développent. [...]
Le travail tue, on le constate tous les jours (un suicide par
jour à cause du mal-être au travail), on en mesure les causes et les
mécanismes depuis une vingtaine d’années grâce aux travaux décisifs de
sociologues comme Christophe Dejours, Danièle Linhart, Vincent de
Gaulejac, Robert Castel, Alain Ehrenberg, Richard Sennett… Les salariés
ne sont pas tous morts, mais tous sont frappés. Quelque chose de
destructeur est à l’oeuvre dans toutes les branches professionnelles du
privé ou du public (services, industrie, professions libérales…), toutes
les catégories (cadres, employés, ouvriers, techniciens…). Partout se
manifestent les mêmes symptômes : stress, perte de sens, dépression,
désenchantement, épuisement, incompréhension… Et pourtant tout continue,
comme si de rien n’était. La souffrance au travail, noyée dans la masse
des souffrances sociales qui l’englobent, ne forme pas le cadre d’une
politique publique affirmée.
Comme le remarque le sociologue Christophe Dejours dans La Panne, son nouveau livre d’entretien avec Béatrice Bouniol, “la
pensée du travail est à ce point en friche qu’un président de la
République a pu se faire élire en 2007 sur le slogan ‘travailler plus
pour gagner plus’, à un moment où les pathologies de surcharge
explosaient, de la dépression au burn-out.”
Une souffrance dont l’Etat et les managers se moquent
Depuis la publication, en 1998, du livre marquant de Christophe Dejours, Souffrance en France,
la question du mal-être au travail occupe cette place ambivalente dans
le débat public, à mi-chemin de la marginalité politique et de la
centralité de ses enjeux perçus par les sociologues, réalisateurs ou
romanciers. Si de plus en plus d’indices témoignent de cette
déshumanisation – suicides, dépressions, burn-out, troubles
musculo-squelettiques et autres pathologies de la surcharge -, l’État et
les managers s’en moquent largement, prétextant l’urgence de mener la
guerre contre le chômage. Soyez heureux de souffrir au travail, au moins
vous avez un emploi…
La misère du raisonnement dominant épouse la misère de ceux qui
crèvent de l’injonction qui leur est faite de se sentir heureux. “Vivre en niant ce qui nous angoisse est notre lot”, souligne Dejours, pour qui l’idéologie gestionnaire du “new public management”
déshumanise le monde du travail en isolant les individus, en imposant
le management par objectifs (faire plus avec moins) ou l’évaluation
individuelle des performances, dont les résultats ne reflètent pas
l’ensemble du travail.
“Comment ne pas voir que le seul résultat ne dit rien même de la quantité de travail investie ? Comment le réduire à un résultat chiffré alors qu’il engage la personnalité tout entière ?”
Depuis quarante ans, l’approche clinique et psychodynamique du travail menée par Dejours tente de comprendre “le succès de ce système qui parvient à conserver l’assentiment de ceux qu’il maltraite chaque jour”.
Le changement d’organisation ne peut précisément surgir que d’une
réappropriation collective : ce n’est pas le harcèlement au travail qui
est nouveau mais “le fait de devoir l’affronter seul”. “Le sentiment
d’isolement au sein d’un environnement hostile, l’expérience de
l’abandon, du silence, de la lâcheté des autres, voilà la marque de
notre organisation du travail.” Or le sociologue persiste à penser que le travail est un “lieu unique d’émancipation et d’expérimentation de la vie en commun”, qu’il “contient un potentiel éthique par la coopération qu’il implique entre les individus”.
Affirmer la “centralité politique du travail”
L’idéologie managériale nie tout ce que les gens mettent d’eux-mêmes
dans le travail ; l’engagement de leur subjectivité n’entre plus dans le
circuit de la reconnaissance. Or les salariés que Dejours rencontre “ne nourrissent pas l’illusion d’être reconnus par un patron (…), ils
revendiquent que leur contribution le soit, et qu’en outre, elle soit
reconnue comme indispensable; la distinction est essentielle : le
jugement d’utilité porte sur le travail et non sur la personne. (…) Mal poser la question de la reconnaissance, ce n’est pas répondre à la souffrance.”
Dejours pose surtout comme préalable absolu à une prise de conscience salutaire la nécessité d’affirmer la “centralité politique du travail”.
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