Marianne publie ce mois-ci un article très intéressant et réaliste sur les dérives actuelles que connait le recrutement en France. Standardidation à tout prix, tentatives désespérées de rationalisation, recherche éperdue du cv copié/collé de la fiche de poste font s'interroger sur la plus value du recruteur qui n'est plus capable de prendre le moindre risque, quand ce n'est pas plus simplement sa hiérarchie qui lui interdit toute possibilité d'initiative... C'est d'ailleurs cette frilosité des spécialistes du recrutement qui contribue fortement à la discrimination des profils qui "dérangent" : jeunes diplômés, senior, femme, personnes qui se réorientent ou ont un trou dans le CV, personnes qui n'ont pas le bon diplôme ou au chômage...
Retrouvez l'article sur le site de Marianne
Recrutement, ton univers impitoya-a-ble ! Pour décrocher un emploi, un solide CV ne suffit plus. Il faut désormais en passer par des face-à-face sadiques ou farfelus avec des employeurs ou des chasseurs de têtes très imaginatifs.
Georges sent ses mains devenir moites, son regard de bête traquée
vacille. Seul, face à un jury de quatre personnes qui le bombardent, il
est sommé de faire son autocritique. On se croirait dans un tribunal
soviétique ; ce n'est pourtant qu'un entretien d'embauche. «Vous
êtes stressé, Georges ? Vous êtes impressionné d'être là ?» «Vous mettez
toujours du temps à comprendre les choses ?» «Par quoi compensez-vous
cette lenteur ?» «Où sont vos insuffisances, Georges ?» Une heure
et demie d'humiliations pour espérer décrocher un poste de commercial au
GAN payé au Smic : voilà ce que filme Didier Cros dans son documentaire
intitulé la Gueule de l'emploi.
Pour le sociologue Vincent
de Gaulejac (1), aucun doute, la «lutte des places» s'est désormais
substituée à la lutte des classes, et ce n'est pas spécialement une
bonne nouvelle : «Il y a un tel décalage entre le nombre d'emplois
disponibles et le nombre de personnes actives en âge de les occuper que
cela provoque forcément de la violence...» D'un côté, des candidats dans la galère, prêts à tout pour décrocher un job souvent vital : «On est là pour se taper dessus, pas de pitié !»
affirme l'un d'eux - recalé dès le premier tour. De l'autre côté de la
table, des employeurs convaincus d'être dans leur bon droit : c'est
qu'il faut bien faire le tri ! Quitte à confier le recrutement à un
cabinet de chasseurs de têtes aux méthodes un brin sadiques.
Le sociologue appelle cela la «violence innocente»
: personne n'est malintentionné, et pourtant le résultat est digne de
l'expérience de Milgram (2). Enjeu stratégique par excellence, le
recrutement cristallise aujourd'hui toutes les tensions qui minent le
marché du travail. Les CV charriés par la crise s'entassent par
centaines sur les bureaux des chefs d'entreprise. Dépassés, certains
préfèrent déléguer la sélection des profils à des tiers, sur qui ils
pourront opportunément rejeter la faute en cas d'erreur de casting. Car
le processus d'embauche est long, coûteux et risqué : «Si on se rend
compte que ça ne colle pas à l'issue de la période d'essai, il faut tout
recommencer depuis le début... C'est une perte de temps et d'argent
considérable.
« Si on s'en rend compte après la période d'essai, c'est encore pire évidemment !» explique le patron d'une entreprise de nouvelles technologies. «Recruter quelqu'un de sain, c'est ce qu'il y a de plus difficile !»
affirme carrément Jean-Claude Delgènes, directeur de Technologia, un
cabinet de prévention des risques liés au travail. A en croire les
employeurs, les 10 millions de Français au chômage seraient
majoritairement des boulets, et les bons profils, une denrée rare ! Du
coup, tous les moyens sont bons pour se rassurer en tentant de faire du
recrutement une science exacte, objectivée par des tests, validée par de
savants schémas.
«La sélection est devenue un enjeu
sensible, les organisations ont inventé des dispositifs pour
rationaliser, objectiver les choses, confirme Vincent de Gaulejac. Entre
les chasseurs de tête et les officines de sélection, le recrutement est
aujourd'hui un véritable marché.» Et tant pis si les méthodes de
rationalisation sont parfois limites. Et si les entretiens flirtent
souvent avec, au mieux, l'impolitesse, au pis, l'illégalité. «Après
trois entretiens réussis chez Total, la responsable des RH a fini par
m'avouer qu'en réalité le poste avait déjà été pourvu en interne, se
souvient Patricia, 32 ans. Ils ne m'avaient fait venir que pour donner
l'apparence d'un recrutement à plusieurs candidats, mais les jeux
étaient faits depuis le début. J'ai trouvé ça gonflé.» Plus personne n'est gêné de faire déplacer quelqu'un deux, trois, dix fois...
Même pour un stage à 400 euros ou un CDD. «J'ai
eu quatre entretiens pour un CDD de quatre mois, rapporte Marine,
chargée de communication dans le domaine de la santé. Au final, on m'a
expliqué que j'étais trop qualifiée pour le poste.» Pour sa part,
Célia, 27 ans, diplômée d'une école de commerce, conserve un assez
mauvais souvenir de ses entretiens dans un syndicat agricole : «Personne
ne m'avait prévenue que les entretiens allaient durer toute la journée.
J'étais en poste, et j'ai dû me faire porter pâle auprès de mon
boulot... Deuxième surprise : c'était un entretien collectif. Les
employeurs font ça pour gagner du temps, mais ils font semblant
d'oublier que ça verrouille complètement les prétentions individuelles.
On ne négocie pas son salaire quand on est six dans une pièce.»
Plutôt que de multiplier les tests et les mises en situation,
certaines entreprises choisissent de déléguer la responsabilité du
recrutement... à leurs salariés ! «Personnellement, je suis très
favorable à la cooptation, affirme Jean-Claude Delgènes. Si vous avez un
bon élément dans votre équipe, vous avez une excellente chance qu'il
vous amène un autre bon élément, ça permet de limiter les risques.» Signe des temps, la «cooptation»
- traduire : le piston - est aujourd'hui acceptée et revendiquée par
tous. Chez Google, elle est même encouragée par une prime : 4 000 e sont
versés à tout employé ayant recommandé un candidat recruté à son tour.
Le sport maison consiste donc à entraîner son poulain pour qu'il ne se
laisse pas déstabiliser par les questions tordues qui ont fait la
réputation de l'entreprise : combien de balles de golf un camion peut-il
contenir ?
Combien de fois par jour les aiguilles d'une horloge se chevauchent-elles ? «Le
but, c'est d'évaluer les capacités de raisonnement de la personne,
explique Sarah, employée chez Google. A moi, on m'avait demandé combien
de poils possède un teckel ! J'avais estimé que le teckel était un
cylindre d'une surface de 50 cm2, qu'il avait 400 poils par centimètre
carré de peau, et puis j'avais rajouté 30 % pour la tête, les pattes, la
queue...» Bonne nouvelle, les postulants peuvent désormais se
faire la main en potassant le livre Etes-vous assez intelligent pour
travailler chez Google ? (3), qui délivre trucs et astuces pour répondre
avec panache à des questions absurdes. Mais, pour être embauché dans
l'entreprise préférée des jeunes diplômés, être malin ne suffit pas : le
candidat doit aussi faire l'unanimité chez ses futurs collègues. Même
une personne située au-dessous de lui hiérarchiquement peut opposer son
veto et faire dégager le prétendant. Mieux vaut donc être compatible
avec l'«esprit Google» pour espérer faire partie de la famille.
«Dans
un monde où ce ne sont plus les compétences qui priment, mais les
qualités humaines, relationnelles, on sélectionne sur ce que vous êtes,
et sur votre degré d'acceptation des normes du système», note
Vincent de Gaulejac. Autrement dit, en 2013, l'employé modèle doit être
adaptable, mobile, beau (mais pas trop non plus, sous peine d'être
soupçonné d'incompétence), avoir la poignée de main ferme et la démarche
assurée, être dépourvu d'accent et de bedaine... et avoir le travail
pour seul horizon.
« Le traditionnel «Madame ou mademoiselle ?», par exemple, est avantageusement remplacé par un petit tour sur Facebook, comme le raconte Laure : «Au
neuvième entretien chez Microsoft, on me dit que c'est bon, j'envoie
mes photocopies de carte d'identité, de carte Vitale. On m'informe d'un
dernier entretien avec le directeur marketing et commercial France qui
ne sera qu'une "pure formalité". Le fameux directeur me dit "Tiens, je
vais aller sur votre profil Facebook !" En voyant ma photo en robe de
mariée, il me lance : "Ah, vous êtes mariée." Je réponds : "Oui, mais je
n'ai pas l'intention d'avoir d'enfant dans les deux prochaines années,
si c'est cela qui vous inquiète." Sur ce, le ton de l'entretien change
du tout au tout pour devenir très froid. Quelques jours plus tard, la
responsable des RH me rappelle pour m'annoncer que ma candidature
n'avait pas été retenue parce que je n'étais "pas assez adaptable".»
Quand l'enquête façon inspecteur Derrick ne donne rien, reste la
magie. Jean-François Amadieu, auteur de DRH, le livre noir (4), dresse
le bilan des techniques les plus foutraques utilisées par les
recruteurs, de la morphopsychologie (évaluation de la personnalité en
fonction des traits du visage) à la «méthode intuitive», appellation
sophistiquée d'une pratique connue sous le nom de «voyance». Catherine
Bidan, coach sortie d'HEC, explique sans rire que «l'intuition est le
plus élevé des sept niveaux d'intelligence» : «Je reçois des images,
des mots, des scénarios qui répondent à ce qui se pose des sensations.
Je peux ressentir la peine d'une personne. Je peux malheureusement voir
le scénario d'un fait divers avant que la télévision n'en annonce son
déroulement.»
Entre autres clients, le ministère de
l'Economie et des Finances, Chanel ou PSA ont déjà fait confiance à
Catherine Bidan et à ses dons. Jean-François Amadieu révèle aussi que
«la France a le rare privilège d'être le pays au monde où se pratique le
plus la graphologie». Scientifiquement, c'est prouvé, l'analyse de la
personnalité par l'écriture ne vaut pas un clou. Mais peu importe : en
2007, la graphologie était pratiquée par 70 % des cabinets de
recrutement. «Dans mon entreprise, on fait régulièrement appel à une
graphologue pour départager des candidats qui nous intéressent, raconte
Marie, qui travaille dans un cabinet de conseil. Mais, finalement, on
utilise assez peu ses conseils, parce qu'on s'est aperçus que ses
analyses sont toujours dithyrambiques !»
Dans le même registre, l'astrologie fait un malheur chez bon nombre d'employeurs. «J'ai
été recrutée en stage dans un grand quotidien national parce que
j'étais Capricorne ! raconte une journaliste. Le directeur avait reçu
tellement de CV qu'il avait décidé de ne prendre que des Capricorne.» Un
classique : Raymond Domenech n'a jamais caché que l'astrologie avait
joué un rôle fondamental dans la sélection des joueurs de ses équipes de
football. De son côté, le maire d'Issy-les-Moulineaux André Santini
affirme se méfier des Poissons, et soutient que «les Verseaux manquent souvent de détermination».
A quand le recrutement par télépathie ? La lecture du CV dans les
entrailles d'un poulet ou dans la forme des nuages ? Le sacrifice de
jeunes vierges pour s'assurer d'embaucher le bon candidat ? Les
charlatans qui pullulent dans les cabinets de recrutement ont encore de
beaux jours devant eux. Dommage pour les responsables des ressources
humaines qui essaient de faire leur boulot honnêtement. Dommage,
surtout, pour les candidats qui espéraient faire valoir une qualité
désormais désuète : la compétence.
(1) Auteur de Travail, les raisons de la colère, Seuil, coll. «Economie humaine», 2011.
(2) Une expérience menée en psychologie dans les années 60, et visant à étudier la soumission à l'autorité : sur ordre, les participants devaient envoyer des chocs électriques à d'autres. A l'arrivée, une séance de torture.
(3) William Poundstone, JC Lattès, 2013, 378 p., 20 €.
(4) Seuil, 2013, 236 p., 19,90 €.
Pour aller plus loin:
SOS JOB DATING
Pour recruter leurs ingénieurs, les entreprises d'informatique déclenchent de vastes opérations de séduction : dès lors, on ne parle plus d'«entretiens», mais de «job dating». «Les boîtes de SSII organisent des rencontres dans des bars, note Fabrice Mazoir, responsable éditorial des sites Régions Job. Le but, c'est de rendre le recrutement sexy, voire d'en convaincre certains de quitter leur job. Le mauvais exemple, c'est cette agence de pub qui avait organisé le recrutement de ses stagiaires via un tournoi de poker, ce qui est illégal. Mais il y a d'autres innovations. Par exemple, la société Akka Technologies invite chaque année des jeunes diplômés au ski pendant trois jours.» Et pendant ce temps, l'immense majorité des diplômés et des chômeurs lutte pour obtenir le plus petit CDD...
Pour recruter leurs ingénieurs, les entreprises d'informatique déclenchent de vastes opérations de séduction : dès lors, on ne parle plus d'«entretiens», mais de «job dating». «Les boîtes de SSII organisent des rencontres dans des bars, note Fabrice Mazoir, responsable éditorial des sites Régions Job. Le but, c'est de rendre le recrutement sexy, voire d'en convaincre certains de quitter leur job. Le mauvais exemple, c'est cette agence de pub qui avait organisé le recrutement de ses stagiaires via un tournoi de poker, ce qui est illégal. Mais il y a d'autres innovations. Par exemple, la société Akka Technologies invite chaque année des jeunes diplômés au ski pendant trois jours.» Et pendant ce temps, l'immense majorité des diplômés et des chômeurs lutte pour obtenir le plus petit CDD...
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