06 juillet 2012

Lire: « Malgré les morts, France Télécom n’est pas revenue sur sa politique »


Le site Terraeco propose une interview très éclairante de Marie Pezé sur le procès qui s'ouvre actuellement pour l'ancien directeur d'Orange, France Telecom, accusé de harcèlement moral suite aux consignes de management honteux qu'il a mis en place. Alexandra Bogaert est la rédactrice de cet article.


  • (Crédit photo : Groume - flickr)





  • Interview - Marie Pezé, spécialiste de la souffrance au travail, analyse l'importance de la mise en examen de Didier Lombard, ex-pédégé de France Télécom, pour harcèlement moral. Pour elle, le monde du travail n'a pas tiré les leçons du drame qu'a connu l'entreprise.


    Docteur en psychologie et expert auprès de la Cour d’appel de Versailles, Marie Pezé a longtemps écouté les victimes de l’horreur économique et de l’organisation pathogène qu’elle entraîne. Elle a créé la première consultation « Souffrance et travail » en 1997, à Nanterre. Elle a tiré de ses expériences un livre Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés (Editions Pearson) et une fine analyse du monde du travail, dont elle alimente le siteSouffrance-et-travail.com.
    Terra eco : Comment accueillez-vous la décision du parquet de mettre en examen Didier Lombard, ex-pédégé de France Télécom, pour harcèlement moral ?
    Marie Pezé : C’est important, car cela va enfin permettre aux parties civiles d’avoir accès au dossier, notamment aux rapports – accablants pour la direction – de l’inspection du travail. Mais ce n’est pas la première mise en examen pour harcèlement moral. Des peines pour harcèlement moral tombent même plusieurs fois par an, comme celle contre le maire de Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine), (Pascal Buchet, ndlr) condamné en avril à six mois de prison avec sursis après le suicide d’une employée municipale. La directrice des ressources humaines de la société HR Access, élue DRH de l’année en 2002, a été condamnée l’an dernier à six mois de prison avec sursis.
    L’environnement jurisprudentiel est donc de plus en plus important. C’est logique, les salariés sont obligés de judiciariser la vie au travail pour se défendre. Et ce, d’autant plus que la méthode managériale mise en cause à France Télécom est en vigueur dans beaucoup d’autres entreprises ou administrations françaises.


    De quelle méthode parlez-vous ?

    C’est ce que la sociologue Danièle Linhart appelle la « précarisation subjective ». Ce mode de management à la française implique qu’un salarié, même en CDI, même fonctionnaire, doit être secoué et mis dans une organisation du travail déstabilisante. Mais pourquoi ? Le salarié français est déjà le troisième au monde en termes de productivité ! Il est aussi le premier consommateur de psychotropes...
    Chez France Télécom, le guide de management distribué aux managers lors de la mise en place du plan NExT de Didier Lombard (il fallait pousser 22 000 personnes du groupe à partir sans avoir à les licencier, ndlr) consistait en une série de ficelles pour rendre les salariés dociles. Dans ce plan, on a contraint des salariés de droit public à déménager à l’autre bout de la France alors que leur conjoint(e) ne pouvait pas les suivre. On leur a aussi imposé de changer de métier, comme ce docteur en mathématiques qu’on a muté sur un plateau téléphonique. On a doublement nié leur identité de salariés, avec une brutalité incroyable, et on a failli à l’obligation légale de protéger la sécurité des salariés.

    Comment ?

    Dans les guides de management transmis aux encadrants de France Télécom sont décrites les étapes du deuil par lesquelles va passer un salarié confronté à une mobilité forcée ou à un changement de métier. Ces phases sont la stupeur à l’annonce, le refus de comprendre, la résistance, la décompression, la résignation puis l’intégration du salarié. La décompression, c’est le désespoir et la dépression. Donc la direction a bien informé ses managers du risque, pour les salariés, de traverser une phase de désespoir. Certes, elle ne s’attendait pas à une vague de suicides. Mais elle n’est pas revenue sur sa politique pour autant, malgré les morts.

    Pourquoi ?

    Parce que Didier Lombard, totalement déconnecté de la réalité vécue par ses salariés, était dans une logique de « on est en guerre économique, on n’a pas le choix ». C’est faux. Bien sûr qu’on a le choix. Notamment celui de croire en les compétences des salariés français.

    Depuis la forte médiatisation de la vague de suicides en 2010, et le changement de direction, le climat s’est-il apaisé à France Télécom ?

    Non. Il y a eu autant de suicides l’an dernier qu’en 2010. On en est donc à 70. Et il y a 2 000 agents de France Télécom qui sont actuellement en congé de longue durée. Attention à eux le jour où ils reviendront dans l’entreprise… Certes, on a changé le pédégé (Stéphane Richard a pris la tête de France Télécom en février 2011, ndlr), mais comment peut-on imaginer qu’en changeant une personne, on va changer une culture managériale et une politique ? Certes, il y a eu une pause dans les mobilités forcées, mais elles sont en train de reprendre.


    La médiatisation a-t-elle par ailleurs permis de faire bouger les choses dans d’autres entreprises ?
    Pas du tout. On est toujours sur les mêmes explications simplistes : si un salarié ne tient pas le coup, voire se suicide, c’est qu’il était fragile. On conserve les mêmes stéréotypes, et les mêmes modes de management. Pire, avec la crise, la situation continue à se dégrader. Le chômage endémique fait que les salariés ont peur de perdre leur place, ils ne savent pas vers quoi ils vont. Ils sont perdus. Cela les pousse à la servitude collective, à l’omerta, au consentement à des pratiques ignobles.

    Comment les managers qui mettent en place ce harcèlement organisationnel vivent-ils cette situation ?

    Les dirigeants sortent de grandes écoles de commerce en ayant appris qu’ils sont les maîtres du monde. On leur dit désormais qu’il faut punir les salariés au lieu de les récompenser pour le travail bien fait. Mais quand vient le moment pour la direction de faire des coupes claires, on applique au manager les techniques qu’on lui a demandé d’employer à d’autres salariés. Le voile se déchire. Il se rend compte que son investissement corps et âme dans l’entreprise n’a servi à rien. Et il craque. C’est à son tour de subir la maltraitance managériale. D’ailleurs, si on a tant parlé de France Télécom – alors que depuis le début de l’année 112 médecins généralistes se sont suicidés et que des policiers mettent quotidiennement fin à leur vie –, c’est justement parce qu’il s’agissait de cadres.

    Il n’y a donc aucun espoir que le monde du travail devienne un jour moins pathogène ?

    Certaines entreprises bougent en termes de formation. La mairie de Montreuil (dont Dominique Voynet est maire, ndlr) a récemment formé 400 cadres de sa municipalité aux risques psychosociaux. Désormais, quand quelqu’un ne va pas bien dans un service, tout le service est invité à s’exprimer. Il faut laisser les salariés fédérer une force collective pour aller mieux. Or le but de la mobilité forcée, c’est justement de séparer sans arrêt les salariés, afin qu’ils se retrouvent isolés. Mais il y a ici et là des formes de résistance intéressantes, comme chez ces cadres supérieurs de santé de l’assistance publique qui organisent des groupes de parole, en dehors de leur temps de travail, pour pouvoir parler et analyser leur métier avec un psychologue. L’important est de ne pas rester seul, et de connaître ses droits. Quand on est averti, on déconstruit sa peur du manager.


    Pour aller plus loin:
    Orange - France Télécom
    A lire: "Ils ont failli me tuer" de Vincent Talaouit et Bernard Nicolas

    A regarder: Envoyé spécial, jeudi 30 septembre 2010 sur France 2



    A voir, "France Télécom, malade à en mourir"



    A voir: documentaire Orange amère




    Marie Pezé
    Seconde édition d'Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés de Marie Pezé

    Ecouter: Questions sur la souffrance et la santé au travail : du bien être à la pénibilité, au stress et au harcèlement...







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