22 octobre 2018

Comment l’orientation scolaire renforce les inégalités


A lire, l'article du CNRS sur l'orientation
Un article de Philippe Testard-Vaillant



Alors que l’école française pèche par un trop grand élitisme, le système d’orientation des jeunes vers l’enseignement supérieur favoriserait le maintien des inégalités sociales. Une problématique au cœur des recherches d’Agnès van Zanten, sociologue et spécialiste des politiques éducatives.


Vous menez depuis longtemps des recherches sur les politiques éducatives. Selon vous, quelle est la caractéristique majeure du fonctionnement de notre système scolaire ?
Agnès van Zanten1 : Comparé à d’autres modèles éducatifs, y compris ceux de nos proches voisins européens, le système français se montre particulièrement efficace pour dégager une élite, écrémer progressivement les meilleurs ou supposés tels, repérer les pépites qui occuperont les postes les plus en vue dans l’administration, la politique, l’économie, la recherche... À cette fin, un accent très fort est mis très tôt sur la notion d’excellence, à tel point que dès l’école primaire, les enfants sont notés et évalués. Tout le discours de l’école française repose sur l’idée que, pour atteindre cette excellence, l’environnement social et familial des élèves importe peu. Seuls comptent les efforts que l’on fournit en classe. Selon le principe méritocratique au fondement de l’école républicaine et indissociable de l’idée d’égalité des chances, plus un élève travaille, quel que soit son milieu d’origine, et plus il aura de bons résultats, sera récompensé par des diplômes et s’assurera une belle carrière. De même, notre système éducatif est irrigué par la croyance que le concours, avec ses épreuves anonymes passées dans les mêmes conditions par tous les candidats, est la procédure la plus sûre, la plus « pure », la plus juste, pour sélectionner les meilleurs élèves.

Dans les faits, cette idéologie méritocratique induit-elle des effets pervers ?
A. V. Z. : En privilégiant un enseignement plus soucieux de fabriquer une élite que de faire acquérir à tous les élèves un socle commun de connaissances, notre système éducatif répond mal à la massification de l’accès à l’enseignement secondaire et supérieur. Chaque année, environ 20 % des jeunes quittent l’école sans diplôme ni qualification, 23 % des élèves des filières professionnelles échouent au CAP, 26 % au BEP, et autant d’étudiants ou presque abandonnent leurs études supérieures. Ce taux d’échec élevé charrie beaucoup de frustration, de fatalisme et de doutes sur leur valeur personnelle chez celles et ceux qui sont ainsi mis de côté et se sentent condamnés à rester dans les strates inférieures de la société.

La France est devenu un des pays les plus inégalitaires de l’OCDE en matière d'éducation. Ainsi, les enfants de cadres sont deux fois plus souvent diplômés du supérieur que les enfants d’ouvriers, et 20% des jeunes quittent chaque année l'école sans qualification ni diplôme.
Simon LAMBERT/HAYTHAM-REA
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Quels sont les jeunes le plus massivement touchés par l’échec scolaire ?
A. V. Z. : Ceux des milieux populaires, sans surprise. Depuis les travaux du sociologue Pierre Bourdieu dans les années 1970, on sait en effet que la réussite scolaire est étroitement corrélée au capital économique et culturel familial. Les chiffres sont implacables : les enfants de cadres sont deux fois plus souvent diplômés du supérieur que les enfants d’ouvriers, même si le système a tendance à nier l’impact du milieu socio-économique sur les performances. Selon les enquêtes Pisa (Programme international pour le suivi des acquis), la France est un des pays les plus inégalitaires de l’OCDE, un de ceux où le déterminisme social est le plus fort, où l’école, malgré des alternances politiques et des réformes successives, demeure « indifférente aux différences », comme le disait Pierre Bourdieu.

La France mérite aussi le bonnet d’âne pour ses piètres performances en matière de mixité sociale…
A. V. Z. : Celle-ci, de toute évidence, est loin d’être une réalité. En moyenne, les collégiens et lycéens d’origine aisée comptent dans leur classe deux fois plus de camarades également favorisés que ceux des classes moyennes et populaires.

La mixité est favorable à la réussite de tous, sous certaines conditions, mais aussi profitable sur le plan sociétal.


L’enseignement privé, notamment dans les grandes villes, joue un rôle ségrégatif important (la majorité des élèves de ces établissements appartient aux catégories favorisées). Dans le secteur public, beaucoup de parents des classes supérieures surestiment le risque de « contamination » des bons élèves par ceux en difficulté et déploient des stratégies pour contourner la carte scolaire et accéder à des établissements convoités où prospère un entre-soi scolaire, social, ethnique…

Une masse de travaux montre pourtant que la mixité tire les plus faibles vers le haut sans pénaliser les plus forts, pourvu que les enseignants aient appris à gérer les différences de niveau entre les élèves et que cet écart ne soit pas maximal (il ne faut pas être démagogue, on ne peut pas mettre les enfants les plus brillants avec ceux les plus en difficulté). La mixité est donc favorable à la réussite de tous, sous certaines conditions, mais aussi profitable sur le plan sociétal. Se mélanger aux autres à l’école aide à construire le « vivre ensemble » dans nos sociétés hétérogènes, à condition que l’école soit porteuse d’un idéal culturel et social à la hauteur de cette ambition.

Les problèmes liés à la scolarité des jeunes des milieux défavorisés se manifestent-ils dès le primaire ?
A. V. Z. : Nous avons une image un peu enchantée de l’école primaire. Cette vision idyllique est intimement liée aux souvenirs d’enfance et au fait que, dans la plupart des cas, les écoliers manifestent un comportement d’acceptation des normes scolaires et les classes ne connaissent pas de soucis de discipline et de violence, les jeunes enfants entretenant un rapport très positif au savoir et aux enseignants. Toutes les études montrent cependant que des décrochages (largement invisibles car sans rejet ostensible de l’institution) interviennent dès le cours préparatoire. Ils sont essentiellement le fait d’élèves des milieux populaires et vont pénaliser ces derniers tout au long de leur scolarité. Une partie du problème tient à ce que les enseignants du primaire ne reçoivent pas une formation didactique et pédagogique suffisamment poussée pour pouvoir détecter les « décrocheurs » précoces comme c’est le cas en Finlande où l’enseignement, soit dit en passant, est une profession très valorisée et très bien rémunérée.

En Finlande, où leur profession est plus valorisée et mieux rémunérée qu’en France, les enseignants du primaire sont formés à la détection du «décrochage» précoce chez les élèves.
OLIVIER MORIN / AFP
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Vos recherches actuelles portent sur les conditions dans lesquelles les lycéens sont amenés à choisir leurs études supérieures. Que cherchez-vous précisément à mettre en lumière ?
A. V. Z. : Jusqu’à présent, très peu de travaux ont été conduits dans notre pays sur les processus qui, au sein des établissements scolaires et des familles, ou encore via Internet, les plates-formes d’orientation en première année d’études supérieures, les salons d’orientation…, entretiennent ou creusent les inégalités entre jeunes s’agissant de leurs choix d’orientation dans le supérieur. Pour mieux saisir pourquoi la France affiche un faible taux de scolarisation des enfants des classes populaires dans le supérieur, nous avons mis en place depuis 2013 un dispositif inédit de grande envergure. Celui-ci repose sur des questionnaires distribués auprès de 1 800 élèves de terminale et de 450 proviseurs de lycées de la région parisienne, ainsi que sur des enquêtes ethnographiques dans quatre lycées et dans plus d’une vingtaine de salons et de journées portes ouvertes d’établissements d’enseignement supérieur.

Un des volets de cette étude concerne le rôle des lycées dans l’orientation vers le supérieur. Les pratiques dans ce domaine sont-elles vraiment à géométrie variable selon les établissements ?
A. V. Z. : L’enquête que nous avons réalisée dans quatre lycées franciliens le montre clairement. Dans les deux établissements les plus favorisés où il n’y a ni problème de discipline ni problème de décrochage, tous les personnels (direction, professeurs, conseillers d’éducation…) sont concentrés sur l’orientation et aident les lycéens à se projeter dans l’univers des études supérieures. On y parle de choix des filières post-baccalauréat très en amont, dès la classe de seconde.

Les lycéens qui reçoivent le moins de conseils dans leur famille quant à leur orientation sont aussi ceux qui, le plus souvent, en reçoivent le moins à l’école, ce qui renforce les inégalités.


Les élèves reçoivent des informations et des conseils personnalisés et sont fortement incités à s’orienter vers les classes préparatoires aux grandes écoles par lesquelles de nombreux professeurs sont passés et qu’ils perçoivent comme la « voie royale » vers l’élite. La situation est tout autre dans les lycées moins favorisés. Les équipes éducatives mobilisées sur la lutte contre le décrochage et plus encore sur la réussite au bac s’investissent peu dans l’orientation. On ne commence à en parler que lorsque la plate-forme d’accès à l’enseignement supérieur (« Admission post-bac » au moment de l’enquête, « Parcoursup » aujourd’hui) entre en service, c’est-à-dire en janvier de l’année du bac. Les élèves n’ont donc que quelques mois pour faire leur choix.

Par ailleurs, le peu de temps qu’ils consacrent à préparer leur orientation est le plus souvent un temps collectif. Les entretiens en face-à-face sont rares. Et on leur vante surtout les mérites des filières non sélectives de l’université et des sections de technicien supérieur qui préparent au BTS.

À entendre ces arguments, on se dit que les lycéens ne doivent pas utiliser le dispositif Parcoursup (ex-APB) de la même façon selon qu’ils sont dans un établissement favorisé ou non…
A. V. Z. : C’est exact. Les plates-formes techniques d’admission dans l’enseignement supérieur qui se sont succédé ces dernières années fournissent les mêmes renseignements aux lycéens et les astreignent aux mêmes procédures. Mais tous les jeunes ne sont pas égaux devant ce type d’outil qui exige des compétences et un accompagnement, qui suppose d’élaborer des listes de choix de façon stratégique, qui réclame de la patience en cas de non-réponse rapide. Dans les établissements favorisés, des réunions sont organisées à l’intention des élèves et de leurs parents, des dépliants sont distribués, des informations sont mises en ligne sur le site du lycée. Jusqu’au remplacement d’APB par Parcoursup, on enseignait aux élèves des familles de statut élevé les ficelles pour optimiser leurs chances d’obtenir la formation recherchée (en établissant entre autres une hiérarchie des vœux en fonction de leur niveau scolaire et du degré de sélectivité de ces formations). Dans les lycées moyens, les élèves sont beaucoup moins aidés. Les conseils qu’on leur prodigue portent essentiellement sur l’utilisation formelle – et non stratégique – du système. On leur parle davantage de calendrier que de contenus, en leur recommandant notamment de ne pas oublier de saisir leurs vœux avant la clôture du dispositif.

Plus généralement, le Web constitue la principale source d’informations des adolescents sur les filières post-bac. Leur façon de s’orienter sur Internet diffère-t-elle selon leur origine sociale ?
A. V. Z. : Pour mieux saisir leurs pratiques en la matière, nous avons collecté les traces de navigation d’élèves de terminale de sept lycées franciliens lors d’une séance sur ordinateur. En suivant leurs parcours de sites en sites et de pages en pages après leur avoir fait remplir un court questionnaire sur leurs attentes en matière d’orientation, on voit que dans les bons lycées en général, et dans les classes scientifiques en particulier, les élèves ont appris à se débrouiller dans le labyrinthe des formations. Ils arrivent à bien discriminer les sources (sites officiels, blogs…), à estimer la valeur réelle de ce qui leur est proposé, à identifier ce qui relève du discours publicitaire (nombre d’écoles s’autoproclament « numéro un » dans un domaine)... Ils font cela très vite, individuellement, de manière réfléchie. Les élèves des milieux populaires, dont certains n’ont pas d’ordinateur personnel, sont bien moins armés face à ce genre d’exercice, consultent moins de sites et s’appuient beaucoup sur ce que font leurs camarades.

Selon l'enquête de la sociologue, les salons étudiants sont surtout fréquentés par les lycéens issus des classes moyennes, accompagnés de leurs parents.
Simon LAMBERT/HAYTHAM-REA
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Et le contexte familial ? Comment les enfants de milieux défavorisés sont-ils accompagnés par leur famille dans leur orientation ?
A. V. Z. : Les réponses au questionnaire auprès des jeunes, en cours d’exploitation, montrent l’inégale capacité des familles à aider les jeunes à préparer leur orientation. Selon nos premières analyses, environ les deux tiers des lycéens issus des catégories socioprofessionnelles privilégiées parlent fréquemment du choix d’un programme d’études supérieures et, potentiellement, d’une carrière, avec leurs parents, ce qui n’a rien d’étonnant puisque ces derniers ont de fortes chances d’avoir connu l’enseignement supérieur. Les élèves de milieux populaires, eux, ne sont que 20 % à discuter régulièrement d’orientation sous le toit familial. Les lycéens qui reçoivent le moins de conseils dans leur famille quant à leur orientation sont donc aussi ceux qui, le plus souvent, en reçoivent le moins à l’école, ce qui renforce les inégalités.

Qui fréquente les salons d’orientation et quelle offre proposent ces espaces ?
A. V. Z. : Ces salons étant pour la plupart gratuits, aucune barrière économique n’empêche les jeunes de familles à faibles moyens de s’y rendre. Mais, d’après nos observations en Île-de-France, le gros du bataillon des visiteurs est constitué de lycéens issus des classes moyennes, souvent accompagnés de leurs parents.
En France, faute de personnel, l’orientation repose trop souvent sur les épaules des enseignants.


Un autre problème est que ces salons, qui se définissent comme une sorte de service public, de vitrine objective des offres de formations dans le supérieur, sont la plupart du temps organisés par les acteurs marchands du secteur. Les établissements privés à la réputation au mieux moyenne (les meilleures écoles n’ont pas besoin de publicité) et aux frais de scolarité élevés s’y taillent la part du lion, et le discours anti-université y est très prégnant. Cette offre biaisée constitue elle aussi une source d’inégalités puisque le privé ne peut pas être une solution pour de nombreux jeunes.

Quelle mesure permettrait d’améliorer de façon significative la qualité de l’orientation dans les lycées ?
A. V. Z. : Il faudrait notamment augmenter le nombre de conseillers d’orientation psychologues. Depuis le milieu des années 1990, les pouvoirs publics n’ont pas souhaité renouveler les effectifs de cette profession aujourd’hui quelque peu en déshérence. Aux États-Unis, au contraire, où la fonction des lycées est explicitement de propulser le plus d’élèves possible vers l’enseignement supérieur, il y a souvent deux, voire trois conseillers d’orientation par établissement. En France, faute de personnel, l’orientation repose trop souvent sur les épaules des enseignants. Or, une large partie d’entre eux ne veut pas s’en occuper, et ce d’autant qu’ils exercent dans des lycées défavorisés et s’emploient à tenter de « boucler le programme ». Ils pensent que c’est une tâche qui n’est ni valorisée ni valorisante, qui ne fait pas partie de leur mandat officiel et qui suppose de leur part une connaissance – qu’ils n’ont pas – du système d’enseignement supérieur, un système particulièrement complexe et constamment mouvant.

Les expérimentations menées depuis le début des années 2000 pour ouvrir socialement les filières élitistes sont-elles concluantes ?
A. V. Z. : Il est important que le pays se reconnaisse dans une élite diversifiée. À ce titre, les dispositifs « d’ouverture sociale » (procédures de recrutement spécifiques, tutorat, classes de remise à niveau) mis en place par des établissements d’enseignement supérieur prestigieux (Sciences Po, l’Essec, HEC…) pour élargir leur vivier vont dans le bon sens et font consensus. Il n’en reste pas moins que ces dispositifs n’ont modifié qu’à la marge les trajectoires des jeunes issus des catégories sociales les plus modestes dans le supérieur. Toutes initiatives confondues, elles ne concernent qu’une poignée d’individus. Il ne faudrait pas que ces réponses ponctuelles aux inégalités se substituent à une réflexion d’ensemble sur l’échec scolaire d’une fraction importante des jeunes venant des milieux populaires. L’objectif de notre système éducatif doit demeurer d’élever le niveau global de tous.


À Lire :
L’école de la périphérie. Scolarisation et ségrégation en banlieue, Agnès van Zanten, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », septembre 2012, 456 p., 19 €
Choisir son école. Stratégies familiales et médiations locales, Agnès van Zanten, Presses universitaires de France, 2009, 304 p., 24,50 €
Elite in education, Agnès van Zanten, Routledge, 2018, 1712 p. (4 volumes)

Notes

1.Directrice de recherche à l’Observatoire sociologique du changement (CNRS/Sciences Po Paris).

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